CHAPITRE XXII

 

 

 

Déjà Spencer et Lurbeck s’emparaient de leurs armes thermiques, mais Seymour les arrêta d’un geste.

— Non, attendez, dit-il.

Il se tourna vers Mohana.

— La rivière ! Rassemblez tout le monde ! Elle ne parut pas comprendre, hésita sur le sens de ses paroles.

— La rivière ? Vous voulez dire les larmes de Kamahora ?

Il la prit par les épaules.

— Ecoutez ce que je vous dis. Réunissez vos semblables. C’est notre seule chance à tous. Avez-vous compris ?

— Vous voulez notre perte, n’est-ce pas ?

— Mohana, nous sommes des humains.

Des humains comme vous, et rien d’autre. Pour l’amour du ciel, essayez de comprendre.

Il vit alors se dresser devant lui le vieux Bamaho. A ses côtés se tenait Tahoki. C’est ce dernier qui parla.

— La rivière dont vous parlez s’enfonce dans les gorges. Nous mourrons tous, c’est impossible.

De sa main tendue, il désignait les amas rocheux où se perdait la rivière paisible, toute scintillante sous les rayons du soleil.

Seymour braqua ses jumelles et regarda avec attention.

— Voilà peut-être un refuge providentiel, dit-il au bout d’un silence.

Il se tourna vers Bamaho.

— Vite, dépêchez-vous, conduisez tout le monde dans ces gorges, prenez la tête… Expliquez-leur…

Le visage du vieil homme était baigné de larmes. Il était visiblement en lutte contre lui-même. Enfin, il parut réaliser l’unique chance de salut que Seymour lui apportait, ainsi qu’à son peuple.

— Je n’ai aucune autorité, dit-il… je n’ai aucun droit sur eux… Mais laissez-moi faire, je vais essayer de leur faire comprendre.

Il grimpa au sommet du monticule, harangua ses semblables, mais déjà les vagues de chair envahissaient la clairière, cernant le village.

La panique ne tarda pas à se déclencher au sein des Timoriens, et des groupes affolés se précipitaient dans le désordre et la confusion.

Il n’y avait plus un instant à perdre, et Seymour jugea la situation en une fraction de seconde.

— A nous ! dit-il en entraînant le vieillard.

Ils dévalèrent la pente, traversèrent le village au milieu de l’affolement général et coururent en direction de la rivière.

Ils entrèrent dans l’eau jusqu’à mi-jambes et se mirent à crier pour attirer l’attention sur eux.

Il arriva alors ce que Seymour avait prévu. Mis en confiance par la présence de Mohana, de Tahoki et de Bamaho, les autres Timoriens se ruèrent à leur tour sans réfléchir, comme des moutons de Panurge.

Mais les trois quarts seulement réussirent à atteindre la rivière. Cernés de toutes parts par des vagues de chair, plusieurs groupes demeurèrent bloqués au centre du village. Des hurlements atroces s’élevèrent lorsqu’ils commencèrent à se débattre, englués dans la masse sanguinolente qui les entraînait inexorablement.

Ce fut horrible. En l’espace de quelques secondes, les corps disparurent, complètement liquéfiés, dissous par la monstrueuse entité qui poursuivait son avance régulière.

O’Connor, qui avait déjà progressé au milieu de la rivière, indiqua l’entrée des gorges.

— Par ici… Dépêchez-vous !

Tahoki donna le signal et c’est seulement lorsque tous les Timoriens se furent engouffrés à l’intérieur des grottes que Seymour, prenant appui sur un rocher, jeta un regard autour de lui.

L’entité avait atteint les berges du fleuve, mais des nappes mouvantes plongeaient déjà dans l’élément liquide, essayant de faire la jonction sous les eaux.

Seymour n’insista pas et rejoignit ses compagnons à l’entrée des gorges.

Cora s’était effondrée et O’Connor l’avait déposée sur les rochers, Elle était complètement inerte, sans connaissance.

— Je ne pense pas qu’elle aille bien loin, murmura le colosse.

Mais Seymour ne l’entendit même pas.

— Attention, dit-il en s’emparant de son arme passée en bandoulière. Il ne faut pas que cette chose pénètre ici. Peu à volonté dès qu’elle paraîtra.

Il y eut encore quelques minutes d’attente, puis brusquement, une langue de chair s’étira de l’extérieur et se dressa devant l’orifice.

Les armes thermiques se déclenchèrent au signal de Seymour et la chose explosa dans une gerbe de feu. Des lambeaux calcinés s’abattirent dans les eaux moutonneuses et immédiatement une longue nappe de chair se contracta sur la berge.

Seymour tira encore deux puissantes rafales et la masse vivante recula sous l’effet de la blessure, abandonnant au sol un sang noir et épais dont l’affreuse odeur empuantissait l’atmosphère.

— Combien de temps allons-nous pouvoir durer comme ça ? demanda Lurbeck.

— Je n’en sais rien. Tout au moins tant que nos armes fonctionneront.

Il réfléchit un instant puis désigna la berge.

— Si encore nous pouvions faire une trouée jusqu’au rolligon, dit-il.

— Oui, et ensuite ? demanda Lurbeck avec un froncement de sourcils.

— Le rolligon est équipé à l’avant de deux mitrailleuses thermiques. La même chose pour arriver jusqu’à l’Aristote. A mon avis, ce n’est pas impossible. Disons trois chances sur dix.

Spencer se tourna vers les Timoriens qui s’étaient réfugiés sur les rochers bordant les parois de la grotte.

— Malheureusement, nous sommes un peu responsables de ce qui arrive… et c’est à eux que je pense.

— Que voulez-vous que nous fassions ? intervint Lurbeck. Il ne doit déjà plus en rester lourd à la surface de Timor.

— Peut-être pas. Comment pouvons-nous savoir ?

— Moi, je pense que le seul moyen serait de détruire le générateur magnétique avant de quitter ce monde, en bombardant l’épave de l’Encelade. Il nous sera facile de repérer l’endroit où elle est enfouie. Qu’en pensez-vous, com…

Un gémissement coupa la parole à O’Connor. Tous se retournèrent. Non loin de là, sur une pierre plate, gisait le vieux Bamaho. Il parlait d’une voix basse, à peine audible. Mohana et Tahoki se tenaient auprès de lui, immobiles et résignés.

Lentement, la jeune humanoïde tourna vers les Terriens un visage baigné de larmes.

— Bamaho est en train de mourir, murmura-t-elle. C’est fini… Tout est fini !

Ses paroles crevèrent comme des bulles sur les lèvres exsangues du vieillard, puis sa tête retomba lourdement sur la pierre.

— La voix de Kamahora parlait par sa bouche, continua Mohana. Vous avez violé les lois sacrées de la septième nuit. Vous avez posé vos yeux sur les Esprits de chair, vous les avez combattus et vous avez essayé de percer le Grand Mystère des Nuits Eternelles. Vous n’aviez pas le droit, c’était un sacrilège.

Seymour s’était avancé. Il regardait les chevilles de Bamaho, les vieilles cicatrices autour de ces chevilles maigres, où la chair paraissait sombre et lisse comme une peau de tambour.

— D’où viennent ces traces ? demanda-t-il brusquement.

— Bamaho était un vieillard sacré, nul n’avait le droit d’y toucher. Même pas les Esprits de chair. Nous l’enchaînions toutes les septièmes nuits avant le sommeil afin que les envoyés de Kamahora puissent le reconnaître et l’épargner.

Elle ôta sa tunique et la jeta sur le corps de Bamaho, et c’est alors que Seymour découvrit le pansement taché de sang qu’elle portait au bras droit.

Brusquement il se sentit pâlir, en même temps que l’horrible et impensable vérité éclatait dans sa tête.

— Oh, Seigneur ! proféra-t-il en reculant d’un pas. Oh, Seigneur ! Est-ce possible…

O’Connor s’était précipité.

— Commandant… Eh bien quoi… Qu’y a-t-il ?

— Les Esprits de chair…

— Que voulez-vous dire ?

— Vous n’avez donc pas compris ?

Il se retourna, désigna les autres Timoriens grimpés sur les rochers.

— Vous n’avez donc pas compris ? Mais regardez donc ! Ces visages d’enfants de chœur ! Les voilà, les Esprits de chair, ces monstres d’horreur assoiffés de haine et de sang, ces immondes créatures qui s’entretuent dans le cauchemar de la septième nuit. Ce sont eux… Eux-mêmes… Et ce qu’il y a de plus navrant, c’est qu’ils ne le savent même pas !

A son tour, Lurbeck s’était approché.

— Qu’est-ce que vous dites ?

— La vérité. Je viens de la comprendre en voyant les chevilles de Bamaho ; ce vieux singe enchaîné que nous avons découvert dans une hutte, c’était lui, et cette louve blanche que j’ai combattue et que j’ai blessée à la patte droite…

Il désigna Mohana.

— Eh bien, c’était elle !

— Que dites-vous là ? intervint Lurbeck.

— Nous sommes en présence d’une race d’homo lycanthropus. Ce qui appartient chez nous à la légende appartient ici à la sinistre réalité. Oui, ces êtres sont des lycanthropes, autrement dit des garous, selon les termes de nos vieilles légendes, capables de se transformer en animaux redoutables. En lions, en dragons, en reptiles, en singes et en loups ! Et cela avec la même facilité qui permet le passage quasi instantané de la forme animale à la forme humaine. Effrayant, n’est-ce pas ?

— Mais enfin, comment ? Comment ? Seymour eut un geste vague.

— Exactement, je l’ignore. Je ne suis pas assez calé pour vous donner une explication exacte du phénomène, mais je le devine. Un complexe énergétique créé par les atomes et les électrons du corps intervient sur le processus de la transformation corporelle, mais ce faisceau d’énergie vivante échappe au contrôle spirituel de ces créatures. C’est la planète qui le provoque et le dirige, une nuit sur sept. Souvenez-vous ! Cela commence par de puissantes vibrations sonores dont nous avons nous-mêmes failli être victimes, mais elles ne produisent pas le même effet sur ces êtres. Je suppose qu’elles sont nécessaires pour placer les Timoriens dans une sorte d’hypnose et de léthargie. Ensuite, complètement inconscients, ces derniers subissent les effets d’un champ électromagnétique rapide qui déclenche le caractère lycanthropique inscrit dans les gènes dominants. Ainsi un homme devient un dragon, un loup ou le monstre qui sommeille en lui, caché dans les replis secrets de son inconscient.

Une expression d’écœurement passa sur son visage.

— Voilà leur véritable nature, celles qu’ils cachent derrière le voile de leur amabilité et de leur douceur angélique. Ce ne sont que des monstres engendrés par cette planète démoniaque possédant la beauté du diable et le charme trompeur des sirènes d’Ulysse. Mon Dieu, soupira-t-il, je me demande ce qui se passerait si les Terriens décidaient un jour de coloniser ce monde.

Il se tourna vers ses compagnons qu’il sentait gagnés à leur tour par l’horreur et le dégoût.

— Allons, dit-il, il importe plus que jamais que nous puissions rejoindre l’Aristote.

Tournant le dos à Mohana et à Tahoki, il se précipita vers la sortie de la grotte. Les armes thermiques étaient prêtes à cracher flammes et feu lorsque soudain des bourdonnements suivis de longs sifflements retentirent dans le ciel.

Tous relevèrent la tête.

Au-dessus d’eux, quatre astronefs évoluaient à vitesse réduite en direction des montagnes.

— Ça, par exemple ! explosa O’Connor de sa grosse voix rocailleuse…

Mais les mots étaient inutiles pour traduire la stupéfaction générale. Ils avaient tous reconnu la forme des appareils, tous identiques. Cette fois encore, il s’agissait de quatre répliques de l’Encelade, quatre autres identiques à ceux qu’ils avaient combattus dans la zone des Tourbillons.

L'enfer dans le ciel
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